Sociologie

Du Choix au regret...et à quel moment regrette t on ses choix.

Regretter ses choix… A quel moment et pourquoi commence-t-on à se poser la question sur les choix faits?

Nous avons souvent tendance à faire les bilans à la fin, après avoir fait les choses. Rarement en cours de route. Seulement faire les points intermédiaires réguliers ne serait pas du luxe.
Métaphore : nous sommes souvent désagréablement surpris, ou pour le moins étonnés, quand, après avoir rempli le caddy au ras le bord, à la caisse on nous annonce la note. N’est-ce pas du déjà vu?

Infirmière, Bronnie Ware, spécialisée dans un service de soins palliatifs d’un hôpital australien, accompagnait les personnes mourantes lors des 12 dernières semaines de leur vie. Dans son livre « Les 5 plus grands regrets des personnes en fin de vie » paru en 2011, elle relate les regrets les plus courants que nous éprouvons à la fin de notre vie.

Voici une réflexion autour des extraits de ce livre de plus de 200 pages (qui est sorti en français en mai 2013), où B. Ware présente de manière assez intéressante des leçons que nous pourrions tirer de leurs expérience / sagesse accumulée en fin de vie.

 

Des choix aux regrets…

 

1. Je regrette de ne pas avoir eu le courage de vivre la vie telle que je l’entendais, et non pas telle qu’attendaient de moi les autres (revenir en haut)

 Ce regret était le plus commun parmi tous les mourants. Lorsque les gens réalisent que leur vie est presque terminée, ils se tournent vers leur passé et peuvent facilement voir lesquels de leurs rêves sont restés lettre morte. La plupart des gens ayant réalisé à peine la moitié de leurs rêves devaient mourir en voyant que c’était la conséquence de leurs choix, qu’ils ont fait ou n’ont pas fait.

Il est très important d’accomplir, ne serait-ce que, les plus importants de ses rêves dans la vie. A partir du moment où on commence à perdre sa santé, il est trop tard d’entreprendre leur réalisation. La santé offre la liberté, dont très peu sont conscients avant de la perdre.

De ma part, je rajouterais que dans la société d’aujourd’hui nous sommes quasi paralysés par l’opinion publique, dit autrement – par l’opinion des autres.

A l’école on nous oriente vers les cursus que nous n’aurions jamais choisis nous-même (quoi que, certains pourraient ne rien choisir du tout si on les aidait pas). Au travail la direction (bien qu’il faut reconnaître – elle a ses raisons) décide à notre place à quel poste on sera plus efficace/utile/rentable. Selon eux …

Les fabricants d’habilles et de chaussures nous imposent la mode. Il est vrai, on peut toujours s’habiller différemment, mais puisqu’on ne veut pas être comme un « corbeau blanc » – on suit le mouvement, afin d’être comme tout le monde, et de ne pas paraître dans les yeux (opinion) des autres comme un fou.

Au moment d’une promotion interne ou reclassification c’est les RH, avec les pseudo-évaluations scientifiques (le plus souvent sans connaître/comprendre la personne et encore moins ses préoccupations extra-professionnelles – familiales, géographiques et autres), qui décident de notre avenir – lire entre les lignes : de notre vie. Car, en découlent : l’état psychique au jour le jour, la situation financière, et par effet « boule de neige » tout le reste.

Nos parents attendent de nous les petits enfants (paradoxalement on cherche à obtenir la même choses de nos propres enfants plus tard…). Dans beaucoup de pays la femme non mariée avant 30 ans est mal vue, dans d’autres – l’homme sans un gros revenu et ne dépensant pas tout azimut n’est pas un vrai homme.

Des idées arrêtées « transmises avec le lait maternel »… Mais il faut aussi dire que le régime sociétal fait son maximum pour conformer l’opinion et les mentalités à une telle ou telle idée.

La liste des exemples peut être bien longue. Mais le principal dans tout ça ?

Nous n’avions pas choisi précisément ce poste, avec ces conditions; nous n’avons jamais voulu porter costume-cravate tous les jours; nous n’aurions pas choisi ces études, s’il ne fallait pas faire plaisir à la famille; nous n’aurions jamais habité cet endroit sans la mutation; nous ne voulions pas faire carrière dès l’âge de 23 ans, mais on y était forcé pour rester crédible sur le marché du travail. Nous n’avions pas le choix – on l’a choisi à notre place.

Nous serions bien parti faire le tour du monde tant qu’on est jeune et qu’on a peur de rien, mais nombreux sont ceux qui attendent la promotion en se persuadant d’avoir un revenu plus confortable ou, simplement, de pouvoir partir avec un CV en béton et enfin commencer à faire quelque chose de leur vie…

Nous aurions bien créé notre propre affaire, mais nombreux sont ceux qui nous disent « ça ne marchera pas », « ça va être vachement dur », « tu vas te faire ch…r pour les cacahuètes, il vaut mieux toucher un salaire tous les mois »… Et, malheureusement, souvent - pour Dieux sait quelle raison – on a tendance à écouter ses traîne-misères.

Pour la n-ème fois, nous nous sommes fiés à l’avis des autres. Ou nous avons préféré suivre le chemin que la société estime être bien pour nous. Nous nous sommes dît « je l’accepte le temps de voir… ». Il se trouve seulement qu’il n’y a rien de plus permanent que le temporaire. Cette loi de la vie devrait être prouvée mathématiquement et enseignée à l’école primaire …

 

C’est justement lorsqu’on aborde les choses en se disant « le temps de … », qu’un jour on se rend compte que le temps est passé. C’est par flemmardise ou difficultés diverses ou le petit confort acquis que nous ne sommes pas allés au bout des rêves et des envies du début. Maintenant on sait que l’on ne devrait pas… ou qu’on aurait dû… mais c’est irréversible ! Et ce que, au fond, on rêvait de réaliser au long de toute notre existence – n’est plus réalisable dorénavant.
 

 

Dans la vie quotidienne de la « societas » moderne – l’avis ou le regard des autres sur absolument tous les aspects de notre vie est devenu incontournable et décisif. Aujourd’hui on ne fait plus rien en se basant uniquement sur ses goûts, ses envies, ses rêves (quelle qu’elles soient et quoi qu’elles concernent). Chacun de nos propres choix sera passé à travers le prisme de l’avis des autres, une espèce d’appréhension commune. Combien de fois avez-vous prononcée ou entendue la phrase « Qu’est-ce que t’en penses, toi? » ? Inconsciemment, nous cherchons à valider tout acte et tout choix par les autres. Selon vous – au risque de faire le faux pas ou par peur d’être mal vu ???

Bien que nous vivions à l’ère d’indépendance, d’émancipation et de liberté [ne rentrons pas dans une polémique sur la justesse d'emploi de ces termes, en rapport avec leur sens lexicographique] notre société dicte « la mode d’être » et « le mode de vie » (à lire un autre point de vue dans: parallèles, mode de vie, magasins, télévision et radio). Tout le monde au fond le sais et le comprend, mais continue tout de même de la/le suivre. Chaque pas de côté est automatiquement jugé comme marginal ou, au mieux, anormal.

Or, pour vivre dans la société – nul ne veut se voir rejeté. On suit tous les mêmes études, on travaille tous dans les mêmes boîtes, on est assis tous sur les mêmes meubles, on regarde tous dans les mêmes écrans, on porte la même chose et on mange la même chose.
Le plus intéressant : il y a des siècles c’était le cas à l’échelle d’une communauté de quelques dizaines ou centaines d’individus. Avec l’industrialisation et, aujourd’hui, la mondialisation c’est répandu à l’échelle planétaire.

Pourtant, plus tôt qu’inconsciemment se conformer à la/le mode et suivre les avis:

  • des spécialistes d’orientation
  • de la hiérarchie et des amis toujours prétendant mieux savoir comment construire notre propre avenir et dans quel domaine devrions-nous travailler (aussi porteur et prometteur soit-il)
  • des proches (amis, famille) qui, ne nous souhaitant que du bonheur, souvent imposent leurs visions des choses, leurs souhaits et leurs rêves

nous devrions savoir écouter d’abord nous-même et ensuite les autres, même s’il est utile de demander conseil ou de connaître « comment les autres feraient à notre place ». Et même si suivre ses envies et ses rêves est souvent plus compliqué que tout simplement « suivre le vent » de la société/du système – il faut au moins essayer, afin de ne pas regretter à la fin d’avoir vécu la vie qu’on a jamais voulue …

2. Je regrette d’avoir travaillé autant

 Ce sentiment était présent chez chaque patient du sexe masculin, et parfois chez les femmes. Ils n’ont pas suffisamment profité de leur jeunesse et de leurs relations. Tous les hommes regrettaient profondément d’avoir passé la majeur partie de leur vie à effectuer le même travail monotone pour se procurer les moyens d’existence.

En simplifiant son mode de vie, on peut réduire considérablement ses exigences de revenus, que l’on estime « vitaux ». En créant davantage d’espace dans sa vie (lire l’équilibre du choix et du temps), on devient plus heureux et surtout plus ouverts pour les nouvelles opportunités.

Cet espace, certes, donne de nouveaux élans, de nouvelles perceptions du monde, de nouveaux regards sur la vie en général – ça change la personne et la rend plus réfléchie. Tout cela est positif.

Mais à la fois, cet espace doit être rempli par un substitut. Quel pourrait-il être? La lecture? La procrastination? Le sport? Les voyages? Le bénévolat? D’autres idées?

Attention à l’interprétation. Ici, ni Bronnie, ni moi, nous ne voulons dire qu’il faudrait arrêter de travailler (et profiter du système) ou de ne travailler que 2 heures par jour.

Ce regret peut concerner en particulier les gérants d’entreprises et des gens en postes à responsabilité amenés à travailler largement au-dessus de la moyenne de par leur engagement et/ou autres paramètres de leur métier.

Il peut également concerner tous ceux qui sont dans l’obligation d’avoir 2 ou 3 lieux de travail, si ce n’est pas plus, pour pouvoir survivre et payer toutes leurs factures. Cela a un nom – être sou-payé …

3. Je regrette de ne pas avoir eu le courage d’exprimer mes sentiments 

 La majorité réprimait leurs émotions, afin de conserver certaines relations avec les autres. Résultat – ils se contentaient d’une existence médiocre et ne sont jamais devenus ceux qu’ils voudraient être. L’apparition de nombreuses maladies a été associée aux sentiments d’amertume et de colère que les patients portaient en eux.

On ne peut pas contrôler les réactions des autres. Néanmoins, malgré le fait qu’initialement les gens peuvent réagir négativement aux changements, que l’on essaie d’apporter aux relations, en fin de compte cela en relève le niveau. Dans le cas contraire – les relations malsaines se détériorent et, ainsi, s’auto-éliminent de notre vie. Quelle que soit l’issue – nous en somme gagnant …

J’estime que réprimer ses émotions pour conserver une relation relève de l’hypocrisie, dont notre société est parfaitement imprégnée des ses racines jusqu’aux sommets. Entretenir une relation dans laquelle on est mal (sauf un intérêt particulier) n’a rien de bon, ni d’utile. Or, il faut savoir dire ‘non’ sans tourner autour du pot, lorsque nécessaire.

En ce qui concerne l’expression des sentiments – elle est indispensable, en particulier avec les proches. Et le plus souvent elle est davantage nécessaire à celui qui exprime ses sentiments, qu’à celui à qui ils sont destinés. Pourquoi ? Pour se rendre compte de certaines choses, pour en mesurer le degré, pour voir la réaction de l’autre, pour se libérer de ce poids que représentent les sentiments inexprimés au fonds de nous.

Une fois que les personnes partent d’où ils ne reviendront jamais – nous réalisons toutes les choses qu’on ne s’est pas dites et qui, d’un coup, deviennent importantes d’être exprimées. L’amertume de ne les avoir jamais dites à la personne destinée nous poursuit jusqu’au bout …

 4. Je regrette de ne pas être resté(e) davantage en contact avec mes amis (revenir en haut)

 Souvent les gens ne réalisent même pas tout le bénéfice d’entretien de relations avec leurs vieux amis, avant qu’il ne leur reste que quelques semaines. En général, il est rare qu’il y ait la possibilité de les retrouver. La majorité est tellement immergée dans son propre quotidien, qu’elle passe à côté de son amitié pendant des années. Les amis manquent, lorsqu’on est en train de mourir.

C’est propre à tout individu, menant un mode de vie actif, de minimiser l’importance des relations amicales. Mais à la dernière borne de la vie, tout le côté matériel perd tout son sens et importance.

Bien sûr, les gens veulent que leurs finances se portent au mieux. Seulement à la fin l’argent et le statut ne font pas tout. Les gens veulent apporter un certain quelque-chose à ceux qu’ils aiment. Mais en général ils sont déjà trop malades et épuisés pour, enfin, accomplir cette tâche.

Il me semble que le plus important ici à retenir – est que nous vivons très immergés dans notre quotidien, sans avoir le temps ou envie de sortir la tête de ce flux permanent pour regarder au tour. Dans un des mes articles je parle d’une « vue globale, comme si on regardait sur une carte géographique ».

Il est très important régulièrement de « sortir sa tête de l’eau » et voir de plus haut où sommes-nous. Un tel recul régulier par rapport à son quotidien permet plus facilement tenir le cap et ne pas oublier les choses essentielles de la vie comme, entre autre, l’amitié et l’amour.

Petite métaphore qui me vient à l’esprit pour mieux retenir la notion de la vue globale en court de route :

lorsque vous êtes perdus dans la nature sans avoir en poche le moindre attribut de technologie moderne – le meilleur procédé pour se repérer est de grimper au sommet du plus grand arbre, afin de définir visuellement la direction et l’itinéraire à restant parcourir.

Sortons la tête de l’eau plus souvent …

 5. Je regrette de ne pas m’être permis(e) d’être plus heureux(se)

 Ce regret a été, étonnamment, commun à tous ! La plupart des gens ne comprenaient qu’à la fin – que leur bonheur n’est rien de plus qu’une question de choix ! Ils étaient esclaves de leurs habitudes et des idées arrêtées. Ils étaient prisonniers du petit confort venant de leurs habitudes. Par peur devant les changements ils feignaient devant leur entourage et devant eux-mêmes (!) qu’ils étaient satisfaits de leur vie.

Lorsque vous êtes sur le lit de mort, ce que les autres pensent de vous est très loin de votre esprit.

La vie est un choix. C’est NOTRE vie. Choisissons consciemment, choisi-ssons sagement, choisissons honnê-tement. Choisissons le bonheur.

Choix, regret, mortIci, manifestement, tout est résumé par Bronnie Ware. Dans la vie tout est une question du choix. Les choix que nous faisons tous les jours. Il ne s’agit pas du choix entre les frites ou les potatoes dans le menu. Mais des vrais choix stratégiques de la vie, dont dépend toute sa continuité/pérennité, ainsi que le plaisir et l’utilité que nous en tirerons.

Comme VOTRE propre choix d’avoir un enfant, au lieu de faire une carrière professionnelle ou scientifique. Ou à l’inverse le choix de faire carrière, plutôt que de créer la famille. Peut être pourriez-vous faire un tour du monde et découvrir que vous seriez mieux à l’autre bout du globe dans des conditions complètement différentes et/ou supérieures à celles résultant de votre propre choix ?

Ou comme VOTRE choix d’arrêter le sport, malgré tout son bienfait, parce que c’est fatiguant d’y aller deux-trois fois par semaine après le travail, et il ne reste plus beaucoup de temps pour se détendre ou sortir boire deux verres, voire plus, si affinité… « En plus, la cigarette ou les cachets aident à se détendre, alors pas besoin d’aller à l’autre bout de la ville pour évacuer le stress »…

Ou comme VOTRE choix de quitter la ville et le post bien payé, malgré l’incompréhension de l’entourage, pour partir à la campagne élever les poules et les moutons, comblerait-t-il votre manque de la nature et en ferait de vous quelqu’un d’heureux ?

Ou bien VOTRE choix d’arrêter de se « légumiser » devant les télé-réalités innombrables et les séries à rallonge pour ne penser à rien… Et enfin se poser des questions sensées en lisant des livres utiles, des revues intéressantes ou des articles intellectuels comme ceux de NEW POINT de VIEW pour découvrir de nouveaux points de vue …ab

Or, la question d’être heureux est la fonction directe de nos choix, qu’on veule l’admettre ou pas. Ensuite il est question de savoir jongler entre ses propres choix et les avis/conseils des autres, et en faire une médiane

Et quant à vous . . .

Pourriez-vous avoir les mêmes regrets si vous deviez
quitter ce monde demain ?

 

Les Sept nouveaux péchés Capitaux (André Compte Sponville)

Obsolètes, les péchés capitaux ? « Il y a belle lurette que nous n’y reconnaissons plus nos fautes les plus graves, répond le philosophe. Nous avons désormais d’autres diables à fouetter. » Les voici.

Les péchés capitaux font partie de notre tradition morale et spirituelle. Chacun sait qu’il y en a sept. Mais la plupart d’entre nous auraient bien du mal à en citer la liste complète… La voici, telle que l’a fixée le pape Grégoire le Grand, à la fin du VIe siècle, et telle que nos catéchismes n’ont cessé, depuis, de la rappeler : l’orgueil, l’avarice, la luxure, l’envie, la gourmandise, la colère, la paresse. Il faut reconnaître que cette liste a vieilli : il y a belle lurette que nous n’y reconnaissons plus nos fautes les plus graves, ni nos dégoûts les plus résolus ! Comme me le disait plaisamment un ami, « il y a dans ces péchés capitaux un côté doigts dans le pot de confiture, qui les rend comme enfantins et presque ridicules ». Oui : nous avons désormais d’autres diables à fouetter.

Cela ne veut pas dire que la notion de péché ait perdu, pour nos contemporains, toute signification. Un péché, c’est d’abord une offense faite à Dieu, pour ceux qui y croient, parce que l’on a violé tel ou tel de ses commandements ; mais c’est aussi, y compris pour les incroyants, une faute morale que l’on juge assez grave pour se la reprocher, ou pour la reprocher aux autres. Pécher, c’est faire du mal volontairement, c’est offenser Dieu ou l’humanité, et qui oserait prétendre ne l’avoir jamais fait ?

Réfléchir aux péchés capitaux, aujourd’hui, nous aiderait à y voir plus clair. Mais il faudrait en actualiser résolument la liste : tel est l’objet de cet article.

1 – L’égoïsme

Qu’est-ce qu’un péché capital ? Pas forcément un péché plus grave que les autres, mais un péché d’où les autres dérivent. C’est un péché qui vient en tête de liste (capital vient du latin caput, la tête), un péché principiel, si l’on veut, comme une des sources du mal.

Le premier est tout trouvé. Pourquoi faisons-nous du mal ? Par pure méchanceté ? Je n’y crois pas trop. Le plus souvent nous ne faisons du mal que pour un bien. C’est un des points, il n’y en a pas tant, où je me sens d’accord avec Kant : les hommes ne sont pas méchants (ils ne font pas le mal pour le mal), mais ils sont mauvais (ils font du mal aux autres, pour leur bien à eux). C’est en quoi l’égoïsme est le fondement de tout mal, comme disait encore Kant, et le premier, selon moi, des péchés capitaux. C’est l’injustice à la première personne. Car « le moi est injuste, expliquait Pascal, en ce qu’il se fait centre de tout : chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres ». On ne fait du mal que pour son propre bien. On n’est mauvais que parce qu’on est égoïste.

 

2 – La cruauté

« Et le sadique ? me demandent parfois mes étudiants. Est-ce qu’il ne fait pas le mal pour le mal ? » Non pas : il fait du mal aux autres, pour son plaisir à lui ; or son plaisir, pour lui, c’est un bien… Il n’en reste pas moins que la cruauté existe, et qu’elle est sans doute la faute la plus grave, qui pourra à son tour en entraîner plusieurs autres. C’est pourquoi il est juste de la considérer comme un péché capital. Comment la définir ? Comme le goût ou la volonté de faire souffrir, que ce soit physiquement ou moralement (au sens du « harcèlement moral »). La cruauté est un mélange de dureté, de brutalité, de sadisme, qui peut aller jusqu’à la barbarie : c’est pécher contre la compassion, contre la douceur, contre l’humanité, au sens où l’humanité est une vertu. C’est le péché du tortionnaire, mais aussi du petit chef pervers, du sadique ou du salaud, qui prend plaisir à martyriser ses victimes.

3 – La lâcheté

Troisième péché capital : la lâcheté. Parce qu’aucune vertu n’est possible sans courage, ni aucun bien. Parce que la lâcheté est une forme d’égoïsme, face au danger. Enfin, parce que la cruauté reste l’exception : la plupart des mauvaises actions, même parmi les plus abominables, s’expliquent par la peur de souffrir davantage que par le désir de faire souffrir autrui. Combien de gardiens, à Auschwitz, auraient préféré rester tranquillement chez eux, plutôt que de faire ce travail atroce ? Mais ils n’avaient pas le courage de déserter, ni de désobéir, ni de se révolter… Aussi firent-ils le mal lâchement, consciencieusement, efficacement. Cela ne les excuse pas. Aucun péché n’est une excuse. Mais cela explique qu’ils aient été si nombreux. Les vrais salauds sont rares. La plupart ne sont que des lâches et des égoïstes, qui n’ont pas su résister, dans telle ou telle situation particulière, à la pente de l’espèce ou de l’époque. Banalité du mal, disait Hannah Arendt : la cruauté est l’exception ; l’égoïsme et la lâcheté, la règle.

 

4 – La mauvaise foi

Encore faut-il pouvoir se supporter, être capable de se regarder, comme on dit, dans la glace… A un certain degré d’ignominie, ou simplement de médiocrité, cela devient difficile sans se mentir à soi-même. C’est pourquoi la mauvaise foi est un péché capital : parce qu’elle rend possible, en les masquant ou en leur inventant de fausses justifications, la plupart de nos filouteries. Par exemple Eichmann, zélé fonctionnaire de la Shoah, expliquant à ses juges, après la guerre, qu’il n’a fait qu’obéir aux ordres. Ou le violeur, expliquant qu’il n’a fait qu’obéir à ses pulsions. Ou la crapule ordinaire, expliquant que ce n’est pas sa faute mais celle de son enfance, de son inconscient, de sa névrose… Bien commode. Trop commode.

Etre de mauvaise foi, montrait Sartre, c’est faire comme si l’on n’était pas libre, comme si l’on n’était pas responsable, alors qu’on l’est, au moins de ses actes et de ses choix. C’est aussi, en un sens plus banal, mentir à autrui. Mais le principe, bien souvent, en est le même : on ment pour cacher sa faute, ou pour la justifier, ou pour s’attribuer une valeur que l’on n’a pas… Celui qui renoncerait à mentir – à soi et aux autres –, celui qui aurait cessé de faire semblant, il n’aurait guère le choix qu’entre la vertu et le déshonneur. Choix douloureux, dont la mauvaise foi vise à nous dispenser : c’est s’autoriser le mal en s’autorisant à le dissimuler.

 

5 – La suffisance

Je n’ai encore repris aucun des sept péchés capitaux de la tradition. Celui que je voudrais à présent aborder, sans faire partie de la liste canonique, en est peut-être le moins éloigné : ce que j’appelle la suffisance n’est pas très loin sans doute de ce que les Pères de l’Eglise appelaient l’orgueil. Mais c’est un défaut plus général et plus profond. Faire preuve de suffisance, ce n’est pas seulement être orgueilleux ; c’est aussi être fat, présomptueux, vaniteux, plein de sérieux et d’autosatisfaction, plein de soi et de la haute idée que l’on s’en fait…

C’est le péché de l’imbécile prétentieux, et je ne connais guère d’espèce, même chez les gens intelligents, plus désagréable. Mais c’est le péché aussi qui est à l’origine, bien souvent, de l’abus de pouvoir, de l’exploitation d’autrui, de la bonne conscience haineuse ou méprisante, sans parler du racisme et du sexisme. Le Blanc qui croit appartenir à une race supérieure ou le macho fier de ce qu’il prend pour sa virilité ne sont pas seulement ridicules : ils sont dangereux, et c’est pourquoi il convient de les combattre. Un misanthrope est moins à craindre : c’est qu’il ne prétend pas faire exception et se sait, lui aussi, insuffisant…

6 – Le fanatisme

S’agissant des idées, la suffisance devient fanatisme. C’est un dogmatisme haineux ou violent, trop sûr de sa vérité pour tolérer celle des autres. C’est plus que de l’intolérance : c’est vouloir interdire ou supprimer par la force ce que l’on désapprouve ou qui nous donne tort. Disons que c’est une intolérance exacerbée et criminelle. On en connaît les effets, en tous temps et en tous pays : massacres, guerres de religion, Inquisition, terrorisme, totalitarisme… On ne fait le mal que pour un bien, disais-je, et l’on s’autorisera d’autant plus de mal que le bien paraît plus grand. La foi a fait plus de victimes que la cupidité. L’enthousiasme, plus que l’intérêt. C’est que l’on massacre plus volontiers pour Dieu que pour soi, pour le bonheur de l’humanité plutôt que pour le sien propre. « Tuez-les tous, Dieu ou l’Histoire reconnaîtra les siens… » Fanatisme, crime de masse. C’est le péché qui remplit les camps et allume les bûchers.

 

7 – La veulerie

Le dernier péché capital, puisque j’ai choisi de m’en tenir, moi aussi, à une liste de sept, n’est pas sans évoquer l’un de ceux que retient la tradition : ce que j’appelle la veulerie est comme une paresse généralisée, de même que la paresse n’est pas autre chose, dirais-je volontiers, que la veulerie face au travail.

Qu’est-ce que la veulerie ? Un mélange de mollesse et de complaisance, de faiblesse et de narcissisme : c’est l’incapacité à s’imposer quoi que ce soit, à faire un effort un peu durable, à se contraindre, à se dépasser, à se surmonter… Etre veule, ce n’est pas seulement manquer d’énergie : c’est manquer de volonté et d’exigence. En quoi est-ce un péché capital ? En ceci, que la veulerie en entraîne plusieurs autres : la vulgarité, qui est veulerie dans les manières ; l’irresponsabilité, qui est veulerie face à autrui ou à ses devoirs ; la négligence, qui est veulerie dans la conduite ou le métier ; la servilité, qui est veulerie face aux puissants ; la démagogie, qui est veulerie face au peuple ou à la foule… « Il faut suivre sa pente, disait Gide, mais en la remontant. » Le veule est celui qui préfère la descendre.2

 

Voilà les sept péchés qui me semblent aujourd’hui capitaux. Non parce qu’ils seraient forcément les plus graves, répétons-le, mais parce qu’ils me paraissent gouverner ou expliquer tous les autres. Cela devrait, par différence, déboucher sur autant de vertus, voire sur davantage (ce ne sera pas trop de plusieurs vertus, bien souvent, pour résister à telle ou telle tentation). Essayons, pour finir, de dire rapidement lesquelles.

  • Contre l’égoïsme ? La générosité, la justice, l’amour.
  • Contre la cruauté ? La douceur et la compassion.
  • Contre la lâcheté ? Le courage.
  • Contre la mauvaise foi ? La bonne foi, qui est l’amour de la vérité.
  • Contre la suffisance ? L’humilité, la simplicité, l’humour.
  • Contre le fanatisme ? La tolérance.
  • Contre la veulerie ? La volonté. Est-ce une vertu ? Je ne sais. Mais aucune vertu, sans elle, ne serait possible

 

Ne pas confondre avec les 10 commandements

On confond parfois les sept péchés capitaux avec les dix commandements. Ces derniers sont plus anciens, puisqu’on les trouve dans l’Ancien Testament. C’est le fameux décalogue, donné par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï. Outre quelques commandements purement religieux (l’interdiction de l’idolâtrie, du polythéisme et du parjure, l’obligation du sabbat, etc.), ils sont à la base d’interdits moraux, souvent cités, que l’on trouve dans d’autres religions : Tu honoreras ton père et ta mère ; Tu ne tueras pas ; Tu ne commettras pas l’adultère ; Tu ne voleras pas ; Tu ne porteras pas de témoignage mensonger ; Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, ni sa femme ni son serviteur…

Il ne faut pas non plus confondre la notion de péché capital avec celle de péché mortel. Un péché capital est un péché qui en entraîne d’autres. Un péché mortel est un péché qui nous sépare de Dieu : il ne peut être pardonné que dans la confession.

L'Entrée en Sectes..un déplacement des dépendances (Jacques Salomé - Psychosociologue)

Une des constantes que nous retrouvons à la base de toutes les sectes,
c'est la mise en dépendance de ceux qui vont y adhérer.
Mise en dépendance émotionnelle,
affective et souvent financière.

Au travers du phénomène des sectes, nous avons à nous interroger, non seulement sur les enjeux cachés de l'éducation que nous proposons à nos enfants, mais aussi sur les carences du système familial et scolaire, qui maintiennent vivaces les besoins de dépendance et d'attachement. Ainsi, nous invitons ceux qui sont sûrs de n'appartenir à aucune secte à se demander à quelles dépendances émotionnelles, affectives ou financières ils sont encore liés. Ceux qui ont vécu un engagement dans une secte et qui en sont sortis témoignent le plus souvent de cette dépendance acceptée, puis subie, qui se traduisait par une mise en sommeil des états de conscience critique, une anesthésie du lien social, au profit d'un engagement focalisé sur un petit groupe ou sur une personne. Un dévouement cristallisé autour de quelques points de fixation verrouillés à d'autres influences.

Nous savons que les sectes s'avancent à la fois de façon masquée et aussi de façon plus manifeste quand l'occasion leur est donnée de jouer sur le syndrome de persécution, dont elles revendiquent l'apanage. La partie manifeste d'une secte ne cache pas seulement la partie masquée, elle est en quelque sorte l'aspect justificatif, “le sourire de l'évidence”, pour reprendre les termes d'un témoignage.

La dimension religieuse, si elle est souvent avancée auprès des pouvoirs publics tel un paravent commode, vise, de l'intérieur, à donner aux adhérents le sentiment d'une appartenance à un tout. Pour justifier, peut-être, certaines pratiques et exercices qui entraînent des traitements douteux, déstabilisants, des pratiques relationnelles et sexuelles atypiques. Les critères retenus par les Renseignements Généraux, pour qualifier un mouvement ou une organisation de secte, méritent d'être retenus et complétés, car ils s'appuient sur des constats vérifiables dans le temps d'une observation concrète.

1. La déstabilisation mentale, avec remise en cause des valeurs culturelles, familiales d'origine. Les interrogations sur le bien-fondé des valeurs ou des modes de vie actuels ouvrent sur l'espérance et des propositions pour une vie future plus idyllique.

2. La rupture induite avec l'environnement proche. Le rejet et la disqualification des relations qui étaient jusqu'alors recherchées, ce qui a pour but d'entraîner un isolement affectif et relationnel.

3. Atteintes à l'intégrité morale, psychique et physique. Par des exercices et des conditionnements présentés sous des formes subtiles, pas toujours repérables (rythmes du sommeil, nourriture, abstinence physique, ou au contraire, collusion, amalgame entre le sensuel, le sexuel… et le mythologique).

4. Discours, non seulement critiques, mais hostiles aux grands corps sociaux : Santé, Justice, Éducation , Économie. Avec une mise en cause facile des résultats et des conséquences parfois aberrantes qui en découlent pour le citoyen de base.

5. Détournement des circuits économiques traditionnels. Proposition et gestion en autarcie ou en circuits fermés. Don du temps, du travail, d'argent, mise à disposition des influences personnelles…

6. Conflits et démêlés judiciaires fréquents. Ils sont l'aboutissement d'une séquence, pas toujours bien éclairée, au moment de la naissance ou de l'implantation d'une secte. Ces conflits succèdent à des phases de séduction trop souvent efficaces, dans un premier temps, auprès des autorités locales, régionales, par l'apport de ressources nouvelles, et ensuite par l'abus ou la transgression de règles de droit public.

7. Conditionnement mental et physique, embrigadement des enfants. Ceux-ci sont considérés comme porteurs de l'espoir d'une mutation, d'une transformation ou d'une restauration des carences des adultes. Ils seront d'une certaine façon des otages auprès des parents engagés dans une secte.

8. Tentative d'infiltration des pouvoirs publics. Ce dernier critère ne semble valable que pour certains groupes aux ambitions planétaires et tentaculaires. Beaucoup de sectes tentent, au contraire, en se fondant dans le paysage urbain on plus isolé de certaines régions, de se faire oublier, de garder une autonomie d'action interne, hors des regards et des contrôles éventuels.

Il est important de se rappeler, pour éviter toute projection paranoïde et persécutoire sur ces groupes occultes et pour se garder à son tour de tentations trop sectaires, que les frontières sont labiles entre un engagement qui peut être passionné, corps et âmes, et le fanatisme ou la dépendance à un gourou. Il ne faut pas confondre la recherche d'autres alternatives de vie, les interrogations et les refus de certaines valeurs mercantiles, agressantes ou polluantes de la société actuelle, avec l'envoûtement social organisé et structuré par certaines sectes.

En pays de Droit, il y a le possible, pour chacun, d'une appartenance engagée dans des groupes de réflexion et de recherche, l'adhésion à des réseaux alternatifs, dans une vie associative consacrée à l'action dans tel ou tel domaine social, sans la dérive vers une allégeance inconditionnelle, sans les dérapages vers une dépendance, qui seront aux antipodes des objectifs premiers.

Quand nous analysons quelques-unes de ces contradictions, il nous paraît évident que nous devons nous interroger plus profondément sur les enjeux de l'éducation que nous proposons à nos enfants. Le phénomène, massif et plus répandu qu'on ne le croit, qui pousse des adultes de toutes conditions sociales vers les sectes, invite à une interrogation vitale sur les impasses et les contradictions de l'éducation actuelle. Tentons de rappeler quelques-unes des prémisses à toute éducation et à l'entrée dans la vie.

Éduquer, c'est avant tout élever (fonction d'élevage) un enfant pour lui permettre de grandir et d'accéder à une autonomie suffisante, qui lui sera nécessaire pour quitter sa famille d'origine (fonction de socialisation) et de construire sa propre sphère personnelle, sociale et familiale (fonctions de responsabilisation et d'engagement).

La première fonction (élevage) va être exercée dans les premières années de la vie au travers de soins appropriés et ajustés aux besoins fondamentaux de l'enfant.

La deuxième fonction (socialisation) va se développer au travers d'une alternance de gratifications, d'autorisations et de frustrations, de contraintes et de limites imposées, pour ne pas laisser croire à l'enfant que ses désirs seront toujours comblés. Cela, en particulier, pour lui permettre de ne pas rester prisonnier de l'ITPI (Illusion de la Toute-Puissance Infantile), fortement inscrite en chacun. C'est l'ITPI qui donne, dans les premiers temps de la vie, à chaque bébé, le sentiment que le monde entier tourne autour de sa personne, comme une immense réserve inépuisable de réponses à ses attentes.

Les parents ou les personnes significatives qui participent à la vie d'un enfant devront accepter d'entendre (et de mettre en pratique) deux règles de vie fondamentales :

- Qu'ils sont là, dans un premier temps, pour répondre aux besoins d'un enfant et, ensuite, qu'ils auront à contribuer à développer en lui des ressources suffisantes pour qu'il puisse y répondre lui-même (accès à l'autonomie).

- Que ces mêmes adultes ne sont pas là pour répondre à ses désirs et satisfaire chacune de ses attentes ou demandes, mais pour lui permettre de les reconnaître, de les identifier, de le confronter avec la réalité environnante, pour accéder soit à une réalisation (engagement et action), soit à une mise en question (accès à la socialisation) ou à une sublimation (accès à la créativité).

Nous avons dressé, en quelques mots, le tableau de base idyllique des possibles d'une éducation responsable. Dans beaucoup d'histoires de vie, cela ne se passe pas comme ça, et je crois que nous avons là une des clés du malentendu de base qui s'est développé ces dernières décennies entre enfants et adultes. Les enfants des deux dernières générations sont en quelque sorte des enfants du désir et, paradoxalement, les parents, les adultes ont répondu trop souvent et trop vite aux désirs de leur progéniture. Une partie de l'éducation contemporaine est en faillite sur ce plan, car elle a créé ainsi toutes les conditions d'une mise en dépendance… pernicieuse et durable. Cela en développant une dépendance aux réponses d'un environnement familial, scolaire, social proche, qui se devait d'être toujours positif, gratifiant, mais qui entretient ainsi infantilisation et insatisfaction grandissantes. Se sont développées en quelques décennies une culture du manque et l'illusion, par une fuite en avant sans fin, que des personnes, des objets ou des biens de consommation pourraient combler toutes leurs attentes.

Les sectes nous semblent être, paradoxalement, à la fois une tentative pour échapper à cette dépendance familiale, à l'assistanat social, économique, aux comportements de consommateurs, d'acheteurs tous azimuts et une récupération extrêmement habile, à leur propre profit, de cette dynamique. Le phénomène des sectes, comme la dérive vers des attitudes telles que la prise de drogues, nous paraît être en ce sens un déplacement de dépendances inconsciemment entretenues par certains systèmes familiaux ou par des conduites irresponsables face aux besoins véritables d'un enfant, d'un futur adulte.

Au-delà des prises de conscience et de positionnements de vie plus ferme, quand les adultes peuvent se situer plus clairement autour des quatre grandes fonctions parentales fondamentales : papa/maman, visant à la gratification, et père/mère, visant à des frustrations et à des contraintes pour la rencontre avec la réalité, ils nous semblent pouvoir apporter des réponses positives en amont du problème des sectes, et non en aval, comme les solutions actuelles sont le plus souvent recherchées. Il me paraît important de rappeler qu'il n'y a pas d'autonomie affective et sociale sans le passage du manque au besoin.

Quand un enfant ou un adulte développe une dynamique du manque, il développe en parallèle des conduites de dépendance, voire d'aliénation, à une réponse hors de lui. Quand un ex-enfant peut se reconnaître comme porteur de besoins, il commence à développer une dynamique de positionnement, d'affirmation pour agrandir ses ressources, pour mieux orienter sa recherche personnelle, pour trouver des moyens d'accéder à des satisfactions qui dépendront non d'autrui mais de son propre engagement, de sa ténacité et de son action. La lutte la plus efficace contre la dépendance aux sectes pourrait consister en une plus grande vigilance pour ne plus entretenir dépendance familiale et assistanat social ou économique.

Sectes..Pour Sortir du désert (Jacques Salomé - Psychosociologue)

Je crois important et vital le mouvement de plus en plus actif qui s'oppose aux sectes, à leur influence souvent négative et à leur développement. Mais s'il paraît essentiel de s'inquiéter à propos des dangers et des ravages qu'elles occasionnent chez les jeunes et les moins jeunes, sur les adolescents et les adultes, il me paraît tout aussi nécessaire de s'interroger, en même temps, sur les raisons de leur succès, de leur progression même.

Oui, s'interroger en particulier, parce que c'est mon métier de formateur, sur les enjeux émotionnels, relationnels et économiques qui sont à l'œuvre au travers de l'impact des quelque trois cents sectes petites ou grandes, connues ou plus secrètes qui pullulent actuellement en France. Autrement dit, au-delà de la dénonciation, proposer une prévention. Une prévention qui débouche, au-delà d'une interrogation ou d'un anathème, sur des actions concrètes.

En rappelant tout d'abord que le Sahel relationnel ne se trouve pas au Sahara, mais chez nous en Occident. Que la désertification, l'appauvrissement des relations parents-enfants, adultes-jeunes sont en pleine expansion dans les pays dits développés mais en crise relationnelle profonde, comme le nôtre.

Depuis quelques années nous paraissons obnubilés par les ravages et les angoisses suscités par le marasme économique, en oubliant trop vite parfois que nous sommes dans une crise relationnelle grave au niveau de la communication intime : couple et famille, école et travail, loisirs et sports, santé et soins. Dans tous ces secteurs où devrait circuler la sève vivante de l'existence au quotidien, il y a des manques, des impasses, des blessures qui s'accumulent et s'enkystent durablement.

Nous en payons un prix trop élevé avec une recrudescence de la violence sur autrui dans la rue, dans les quartiers, dans les lieux de rencontre, qui ne sont plus des lieux de convivialité.

Violence sur soi : drogues, suicides, passages à l'acte somatiques, insécurité et dépendances diverses qui font de nos enfants des êtres à la dérive, en recherche de modèles, de valeurs, d'engagements.

Nous savons qu'il y a chez les enfants, chez les jeunes et chez les adultes, un triple besoin qui n'est pas comblé par le fonctionnement actuel des structures familiales, scolaires et sociales proches. Ces besoins ont traversé toutes les époques, ils sont constants, vivaces et, comme tout besoin, ils demandent à être reconnus, entendus, et quelquefois comblés. Quels sont-ils ces besoins vitaux communs à chaque être humain ?

Le besoin de se dire, avec des mots à soi, avec une parole personnelle, même si elle est parfois maladroite. Besoin, non seulement de s'exprimer, mais aussi de communiquer, de se prolonger, d'être relié ; le besoin d'être entendu, par un entourage sensible, tolérant, ferme et proche ; le besoin d'être entendu avec ses tâtonnements, ses interrogations, ses doutes ou ses certitudes et ses croyances, ses différences et son altérité, son unicité ; le besoin d'être reconnu, « tel que je suis et non tel qu'on voudrait que je sois, avec mes valeurs, mes contradictions, avec mes excès aussi ».

SAVOIR ÊTRE ET SAVOIR DEVENIR

Ce besoin de reconnaissance fonde l'existence de chacun dans sa famille, dans son quartier, dans son travail, dans toutes les relations privilégiées et significatives qui structurent sa vie d'enfant ou d'adulte. Or le monde d'aujourd'hui semble laisser peu de place à l'expression de chacun de ces trois besoins fondamentaux.

Et si paradoxal que cela puisse paraître, les dirigeants des sectes ont compris ce manque, cette vacuité. Ils ont bien senti à la fois cette pauvreté et cette avidité, chez tout être humain, d'une relation personnalisée. Et dans un premier temps, très habilement, très subtilement dans la plupart des cas, car ils ont, semble-t-il, reçu une formation « adéquate » en ce sens, ils se donnent les moyens, tout au moins dans une première approche, de répondre à ces besoins.

Les témoignages des “ex-sectarisés”, de ceux qui, après beaucoup d'efforts et de souffrances, se libèrent de leur engagement envers un groupe, une secte ou un gourou ; de tous ceux qui émergent après de longs mois, des années, d'une dépendance insupportable ; tous ces témoignages concordent. Ils reflètent le même étonnement.

« Pour la première fois dans ma vie, il y avait quelqu'un qui m'écoutait, sans me juger… », « Je me suis senti reconnu, valorisé… », « Des étrangers me faisaient confiance… là où ma famille souvent me rejetait. » « J'avais, devant moi, quelqu'un qui prenait du temps, qui me comprenait, qui disait ce que je ressentais… » Ces témoignages disent combien ces adeptes se sont sentis entendus, reconnus et acceptés inconditionnellement… dans un premier temps. Bien sûr, par la suite, cette rencontre “idéalisée” se pervertit en une relation de dépendance, d'aliénation mentale, dans le sens d'un “décervelage” pour aboutir à une marginalisation sociale.

Engagement total de sa vie, de son temps, de ses ressources, assujettissement à diverses tâches non rémunérées, prosélytisme aigu, travail de recrutement et de démarchage pour augmenter et agrandir de la secte ; au profit, le plus souvent, de ses dirigeants ou de ses membres influents. Le système fonctionne parfaitement car il est bien huilé et rôdé. Son efficacité est à la mesure du désarroi et des attentes chez ceux qui se sentent non seulement incompris mais enfermés dans un cycle de « paupérisation relationnelle ». Car il y a de plus en plus de prolétaires de la communication, de sous-alimentés de la relation dans cet univers en souffrance.

Nous sommes censés être en cette fin du XXe siècle dans une ère de la communication. Mais ne confondons pas communication de consommation, qui consiste, comme on le voit aujourd'hui, à nous saturer d'informations, et communication relationnelle, qui nous grandit, nous relie, nous prolonge et nous confirme comme être humain.

Ma réponse, même si elle peut paraître simple et peut-être naïve, ce serait qu'on puisse un jour enseigner la communication et les relations au quotidien, dans chaque école ; au même titre que le calcul, l'histoire, la géographie, la biologie. Oui, enseigner la communication comme une matière à part entière, dès la maternelle et dans tout le cursus scolaire.

Dans un proche avenir les enseignants devront devenir nécessairement des « enseignants relationnels ». Car leur fonction actuelle de transmetteurs de savoir et de savoir-faire risque de devenir caduque. Aujourd'hui n'importe quel enfant sur un écran d'ordinateur a accès à tout le savoir du monde en cent quarante langues s'il les possède. Le rôle des enseignants sera de relier chacun de ces enfants à ce savoir, de l'inviter à l'intégrer et de l'inscrire au quotidien. Savoir être et savoir devenir, voilà les grandes matières nouvelles de l'enseignement à venir.

Pour donner ainsi à chaque enfant à chaque futur adulte, les moyens concrets de se dire et d'être entendu, de mettre en commun. Car c'est cela le sens originel du mot communiquer : mettre en commun, des possibles et des différences. Au-delà du partage, pouvoir s'engager dans un cheminement de croissance, de créativité et de mise en œuvre de nos ressources avec l'aide d'un entourage proche ouvert à la communication relationnelle. Pour offrir, à chaque homme et à chaque femme, plus de liberté pour s'affirmer, pour se positionner, et plus de ressources pour se définir face aux autres, face à la société, face aux événements imprévisibles de la vie. Pour être moins soumis, moins dépendant et influençable, moins « mouton » aussi et plus responsable de sa propre existence.

Il appartient à chacun, quels que soient son âge et sa fonction dans la société, de tenter de sortir du double piège, le plus fréquemment pratiqué: l'accusation de l'autre (« il ne comprend rien », « il a toujours raison », « on peut pas discuter avec lui… ») ou des autres en général, de la société vécue comme une entité mauvaise ou du monde entier… qui ne semble plus tourner rond, et l'auto-accusation ou disqualification de soi-même : « moi j'ai pas eu de chance », « mes parents ont divorcé », « j'ai pas fait d'études… ». Ni accusation ni auto-accusation, mais responsalilisation. Responsabilisation de chacun pour retrouver plus de convivialité, plus d'espérance et de mieux-être avec soi et avec autrui.